Il
se trouve que durant la période où j’ai occupé mon poste j’ai été frappé par le
constat que plus de 90% de l’activité du centre dont j’avais la charge
était liée à des publics issus de la demande d’asile ou de l’immigration.
Concernant
la demande d’asile, qui est à elle seule une question très complexe,
j’évoquerais par ailleurs les problématiques liées à l’interprétation de la loi
DALO (Droit au logement opposable) et qui ont nourri les batailles entre les acteurs,
et ont contribué à dramatiser encore plus la gestion difficile mais
conjoncturelle des arrivées massives de populations Roms des Balkans, notamment
à partir de l’hiver 2010.
Concernant
les populations "issues de l’immigration", c’est à la fois le
constat de la surreprésentation massive de ces publics dans toutes les
catégories des personnes hébergées (femmes seules, hommes seuls, familles) et
l’absence complète d’outils de repérages permettant une analyse des phénomènes
en jeu. C’est que le seul repérage autorisé, c’est celui de la nationalité au
moment de la prise en charge, mais pas celui de l’origine des personnes. Ainsi
cette catégorisation "personnes issues de l’immigration", qui
nécessiterait d’être affinée pour comprendre certaines problématiques auxquelles nous sommes confrontés, non seulement n’existe pas, mais elle n’aurait quasi aucune chance d’être acceptée, étant par trop "politiquement incorrecte" dans un contexte de vigilance et tensions exacerbées autour des questions de discriminations. Ce qui est dommage, car on se prive ainsi des
outils qui permettraient d’objectiver les problématiques cruciales de notre société, absence qui, du coup, alimente des
confrontations violentes, passionnelles, fantasmatiques qui sidèrent les
débats publics et empêchent de traiter les problèmes en bonne connaissance de
cause.
On
se souviendra des propos provocateurs d’Eric ZEMMOUR sur « les noirs et
les arabes » et de l’ensemble de l’agitation politico-médiatique qu’ils
ont déclenché, pour mesurer les pertes d’énergie qui sont la conséquence de ce
vide conceptuel et de l’absence de données objectives.
Ce qui se révèle dans tout cela, c'est la très forte persistance des conflits, peurs et sentiments de culpabilités collectifs, liés au scories des drames de notre passé, de la déportation des juifs aux guerres
coloniales. Ils transparaissent dans la virulence des propos dès lors que l'on débat de questions relatives aux étrangers, aux immigrés, aux demandeurs d'asile, aux roms, et où les références au
"nazisme", aux "SS", au "Vel d’Hiv" viennent
régulièrement dramatiser ou sidérer la discussion. Virulence que l'on retrouve aussi bien au niveau national où ces questions sont au cœur des stratégies
et clivages internes des formations politiques, mais aussi au niveau local
où l’on retrouve les mêmes invectives qui viennent "plomber" les
réunions de travail.
Cette virulence en refroidit plus d'un, encourage
l'autocensure, contribue à empêcher surtout le recueil d'informations ciblées
qui permettraient d'objectiver la réflexion, contribuant ainsi à l'opacité des
propos et de la conscience citoyenne pour traiter ces réalités et enjeux. Elle
permet aux groupes militants qui s’expriment avec conviction, pugnacité et
utilisent habilement les médias et pressions politiques, d’occuper une place
majeur que réserve aux minorités agissantes un système démocratique qui n’aime
pas les vagues et qui manque cruellement de courage.
L’expérience
m’a montré que bien souvent il s’agit de deux niveaux différents de traitement
de ces questions qui se confrontent sans parvenir à trouver un terrain
intermédiaire d’entente : un niveau analytique, en recul, "froid",
qui examine les chiffres, les coûts, les enjeux, les projections sur l’avenir,
les mesures possibles avec pragmatisme ; et un niveau de proximité,
humaniste, qui s’attache aux individus, à ce qu’ils sont et à leur devenir
immédiat. Et il y a malheureusement une réelle intolérance entre les tenants des deux
approches, surtout des "humanistes" envers les
"pragmatiques" serais-je tenter de dire, en raison de la force émotionnelle qui les attache à leur
cause, intolérance qui conduit régulièrement à ces dérapages verbaux, attitudes agressives et manifestations houleuses, qui perturbent terriblement les débats de
fond. Il a ainsi fallu un temps infini, pour que, au sein
même du "Comité de veille" bimensuel, regroupant les responsables de
l’Etat et acteurs associatifs en charge des questions d’hébergement du
département de l’Isère, l’on puisse sortir d’une situation d’opposition
systématique pour évoluer vers un début d’approche collaborative.
Au
fond l’approche "humaniste" s’en tient souvent à des principes et à
la défense de situations particulières - tel individu, tel ménage, tel campement - au regard desquelles les enjeux globaux ne peuvent pas être pris en considération. De son côté l’approche "pragmatique" voudrait s’en tenir à
un cadre de règles structurantes, à partir desquelles les situations
individuelles sont examinées sans tenir compte outre mesure des difficultés
humaines particulières qu'elles engendrent. On voit comment cette opposition peut faire écho aux drames humains du passé, et aux conflits entre les tenants de telle ou telle attitude, mais on semble quand même oublier qu'aujourd'hui chez nous on n'extermine pas les personnes reconduites à la frontière et qu'il n'y a pas de torture généralisée et institutionnalisée. Pour illustrer cette dérive collective, je me souviens avoir été particulièrement choqué par un article du magazine Télérama sur le discours de Grenoble et la question des campements roms, qui était accompagné de la photo d'un officier SS.
Moi-même
pris dans la tension d’être habité en même temps par ces deux approches,
pragmatiques et humanistes, ce n’est pas sans difficultés personnelles que j’ai
pu "tenir" mon poste en ces périodes agitées, en m’imposant par
exemple une distance avec les enfants hébergés dans le centre, pour préserver
ma capacité à prendre les décisions difficiles que mon éthique personnelle et
la volonté de préserver le sens de la mission d’hébergement d’urgence me
conduisaient à prendre.
Ce
clivage que l’on retrouve sur le terrain autant qu’au sein de la représentation
politique est grave de conséquences car il entraîne une forme de
paralysie de décision et d’action. Il n’y a pas de cap ou de direction claire
et durable, et nous subissons plus qu’autre chose les pressions migratoires avec
beaucoup de naïveté et d’amateurisme tant la complexité des enjeux échappe à
notre compréhension, chacun agissant dans l’immédiateté de ses émotions.
Et
l'on doit redouter les conséquences de cette impossibilité de dialogue et de
décision, qui se traduit par l'accumulation de bombes sociales à retardement, qui faute d'avoir été désamorcées quand il en était encore temps, pourraient bien réveiller ces démons
intérieurs dont la crainte a paralysé notre action. C'est d'ailleurs un autre débat collectif qu'il serait bon de conduire que de réaliser que c'est notre excès de peur d'un retour des démons du passé qui contribue à créer les conditions objectives de leur retour.
Christian Chevalier
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