27 avril 2013

Immigration, demande d'asile : l'impossible débat.

La responsabilité de l’hébergement d’urgence de Grenoble m’a amené à être confronté à l’impossibilité d’un débat raisonnable sur les questions liées à l’immigration et à la demande d’asile.
Il se trouve que durant la période où j’ai occupé mon poste j’ai été frappé par le constat que plus de 90% de l’activité du centre dont j’avais la charge était liée à des publics issus de la demande d’asile ou de l’immigration.
Concernant la demande d’asile, qui est à elle seule une question très complexe, j’évoquerais par ailleurs les problématiques liées à l’interprétation de la loi DALO (Droit au logement opposable) et qui ont nourri les batailles entre les acteurs, et ont contribué à dramatiser encore plus la gestion difficile mais conjoncturelle des arrivées massives de populations Roms des Balkans, notamment à partir de l’hiver 2010.

Concernant les populations "issues de l’immigration", c’est à la fois le constat de la surreprésentation massive de ces publics dans toutes les catégories des personnes hébergées (femmes seules, hommes seuls, familles) et l’absence complète d’outils de repérages permettant une analyse des phénomènes en jeu. C’est que le seul repérage autorisé, c’est celui de la nationalité au moment de la prise en charge, mais pas celui de l’origine des personnes. Ainsi cette catégorisation  "personnes issues de l’immigration", qui nécessiterait d’être affinée pour comprendre certaines problématiques auxquelles nous sommes confrontés, non seulement n’existe pas, mais elle n’aurait quasi aucune chance d’être acceptée, étant par trop "politiquement incorrecte" dans un contexte de vigilance et tensions exacerbées autour des questions de discriminations. Ce qui est dommage, car on se prive ainsi des outils qui permettraient d’objectiver les problématiques cruciales de notre société, absence qui, du coup,  alimente des confrontations violentes, passionnelles, fantasmatiques qui sidèrent les débats publics et empêchent de traiter les problèmes en bonne connaissance de cause. 
On se souviendra des propos provocateurs d’Eric ZEMMOUR sur « les noirs et les arabes » et de l’ensemble de l’agitation politico-médiatique qu’ils ont déclenché, pour mesurer les pertes d’énergie qui sont la conséquence de ce vide conceptuel et de l’absence de données objectives.
Ce qui se révèle dans tout cela, c'est la très forte persistance des conflits, peurs et sentiments de culpabilités collectifs, liés au scories des drames de notre passé, de la déportation des juifs aux guerres coloniales. Ils transparaissent dans la virulence des propos dès lors que l'on débat de questions relatives aux étrangers, aux immigrés, aux demandeurs d'asile, aux roms, et où les références au "nazisme", aux "SS", au "Vel d’Hiv" viennent régulièrement dramatiser ou sidérer la discussion. Virulence que l'on retrouve aussi bien au niveau national où ces questions sont au cœur des stratégies et clivages internes des formations politiques, mais aussi au niveau local où l’on retrouve les mêmes invectives qui viennent "plomber" les réunions de travail. 
Cette virulence en refroidit plus d'un, encourage l'autocensure, contribue à empêcher surtout le recueil d'informations ciblées qui permettraient d'objectiver la réflexion, contribuant ainsi à l'opacité des propos et de la conscience citoyenne pour traiter ces réalités et enjeux. Elle permet aux groupes militants qui s’expriment avec conviction, pugnacité et utilisent habilement les médias et pressions politiques, d’occuper une place majeur que réserve aux minorités agissantes un système démocratique qui n’aime pas les vagues et qui manque cruellement de courage.
L’expérience m’a montré que bien souvent il s’agit de deux niveaux différents de traitement de ces questions qui se confrontent sans parvenir à trouver un terrain intermédiaire d’entente : un niveau analytique, en recul, "froid", qui examine les chiffres, les coûts, les enjeux, les projections sur l’avenir, les mesures possibles avec pragmatisme ; et un niveau de proximité, humaniste, qui s’attache aux individus, à ce qu’ils sont et à leur devenir immédiat. Et il y a malheureusement une réelle intolérance entre les tenants des deux approches, surtout des "humanistes" envers les "pragmatiques" serais-je tenter de dire, en raison de la force émotionnelle qui les attache à leur cause, intolérance qui conduit régulièrement à ces dérapages verbaux, attitudes agressives et manifestations houleuses, qui perturbent terriblement les débats de fond. Il a ainsi fallu un temps infini, pour que, au sein même du "Comité de veille" bimensuel, regroupant les responsables de l’Etat et acteurs associatifs en charge des questions d’hébergement du département de l’Isère, l’on puisse sortir d’une situation d’opposition systématique pour évoluer vers un début d’approche collaborative.
Au fond l’approche "humaniste" s’en tient souvent à des principes et à la défense de situations particulières - tel individu, tel ménage, tel campement - au regard desquelles les enjeux globaux ne peuvent pas être pris en considération. De son côté l’approche "pragmatique" voudrait s’en tenir à un cadre de règles structurantes, à partir desquelles les situations individuelles sont examinées sans tenir compte outre mesure des difficultés humaines particulières qu'elles engendrent. On voit comment cette opposition peut faire écho aux drames humains du passé, et aux conflits entre les tenants de telle ou telle attitude, mais on semble quand même oublier qu'aujourd'hui chez nous on n'extermine pas les personnes reconduites à la frontière et qu'il n'y a pas de torture généralisée et institutionnalisée. Pour illustrer cette dérive collective, je me souviens avoir été particulièrement choqué par un article du magazine Télérama sur le discours de Grenoble et la question des campements roms, qui était accompagné de la photo d'un officier SS.
Moi-même pris dans la tension d’être habité en même temps par ces deux approches, pragmatiques et humanistes, ce n’est pas sans difficultés personnelles que j’ai pu "tenir" mon poste en ces périodes agitées, en m’imposant par exemple une distance avec les enfants hébergés dans le centre, pour préserver ma capacité à prendre les décisions difficiles que mon éthique personnelle et la volonté de préserver le sens de la mission d’hébergement d’urgence me conduisaient à prendre.
Ce clivage que l’on retrouve sur le terrain autant qu’au sein de la représentation politique est grave de conséquences car il entraîne une forme de paralysie de décision et d’action. Il n’y a pas de cap ou de direction claire et durable, et nous subissons plus qu’autre chose les pressions migratoires avec beaucoup de naïveté et d’amateurisme tant la complexité des enjeux échappe à notre compréhension, chacun agissant dans l’immédiateté de ses émotions.
Et l'on doit redouter les conséquences de cette impossibilité de dialogue et de décision, qui se traduit par l'accumulation de bombes sociales à retardement, qui faute d'avoir été désamorcées quand il en était encore temps, pourraient bien réveiller ces démons intérieurs dont la crainte a paralysé notre action. C'est d'ailleurs un autre débat collectif qu'il serait bon de conduire que de réaliser que c'est notre excès de peur d'un retour des démons du passé qui contribue à créer les conditions objectives de leur retour. 

Christian Chevalier

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